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24 avril 2020

La guerre des masques

Article paru dans "Le Point"

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Capture d’écran 2020-04-24 à 16

L’effarante guerre des masques 

Dans un pays champion des prélèvements obligatoires, où les dépenses de la Sécurité sociale pèsent près de 600 milliards d’euros (près de la moitié des dépenses publiques), la faiblesse de la croissance depuis vingt ans a contraint les gouvernements successifs à des économies de bouts de chandelle pour maintenir le niveau des prestations. Les masques chirurgicaux ? « Trop chers »,ont répondu en 2013 les hauts fonctionnaires du secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, qui dépend de Matignon. La décision de ne pas renouveler les stocks stratégiques nationaux et de s’appuyer sur les importations a laissé les réserves exsangues : 110 millions de masques seulement étaient disponibles au début de la crise. « J’ai beaucoup de respect pour vos experts scientifiques, mais des études ont prouvé l’efficacité du masque pour bloquer le virus dans la relation soignant-soigné. Je ne vois pas en quoi un postillon reçu dans le métro serait moins dangereux que celui reçu à l’hôpital… » Pour Antoine Flahault, épidémiologiste et professeur de santé publique à l’université de Genève, l’insistance du gouvernement à marteler, depuis le début de la crise, que le port du masque par la population générale « ne sert à rien » défie à ce point le bon sens qu’il n’y voit qu’une explication : « On gère la pénurie. » Mais ensuite ? Dès le début du mois de mars, la réquisition des stocks dispersés sur le territoire est organisée, et une cellule interministérielle de crise est créée au ministère de la Santé, qui charge l’opérateur Santé publique France de passer des commandes. En masse : « Depuis le 30 janvier, 25 contrats ont été signés et 2,25 milliards de masques commandés », détaille la directrice générale de l’agence Geneviève Chêne. Sauf que les masques n’arrivent pas. Le 20 avril, seuls 85 millions d’unités avaient effectivement rejoint le territoire ! Alors que les masques commandés par plusieurs collectivités locales, à nouveau autorisées depuis le 23 mars à en importer, atterrissent sur le tarmac. « La raison, elle est simple, s’exclame un collaborateur d’élu : il sont nuls ! » Il faut dire que l’agence Santé publique France, issue de la fusion en 2016 de plusieurs organismes, n’est pas précisément un modèle de souplesse et accumule les erreurs. Dans le choix des entreprises, d’abord : « Au début, les gouvernements se sont rués sur leurs fournisseurs habituels, déjà en règle avec le certificat CE, explique Dirk Van Lear, fabricant de masques belge installé en Chine depuis quarante ans. Du coup, ils ont eu des dates de livraison à l’été ! Les autres entreprises, qui fournissent les hôpitaux asiatiques, n’ont été sollicitées que bien plus tard, et elles ont eu toutes les peines du monde à obtenir le certificat CE. Il y avait 7 bureaux différents en Europe, les papiers n’étaient jamais les bons… » Le 13 mars, la Commission européenne assouplit enfin la règle du marquage CE. Mais la France reste gênée par ses règles de commande publique. Matignon s’en inquiète aussitôt : « On a très tôt donné la consigne de s’asseoir sur le Code des marchés publics,qui interdit de payer plus de 5 % à la commande, explique un proche conseiller d’Édouard Philippe. On a payé jusqu’à 30 % ! Mais on parle d’argent public. Dans une telle jungle, avec des centaines d’intermédiaires véreux, on ne peut pas se permettre d’envoyer valdinguer toutes les garanties. » Le problème, c’est que « personne n’accepte des paiements à trente jours, s’esclaffe Dirk Van Lear. Vous imaginez ? On ne connaît pas 80 % de nos clients, et la Terre entière veut des masques. On demande au minimum 75 % d’avance, et rien ne quitte la Chine sans avoir été entièrement payé. » Une donnée que les acheteurs de certaines collectivités locales intègrent rapidement. Car, au même moment, la distribution des masques réquisitionnés par l’État connaît des ratés. Les stocks sont livrés au mauvais endroit, les professionnels ne les trouvent pas… Le 23 mars, le gouvernement rétropédale et autorise à nouveau les entités publiques et privées à en importer. Dans la région Grand Est, une petite équipe passe trois jours à sélectionner, avec le concours de la DGSI, un intermédiaire fiable, qui accepte d’activer ses réseaux chinois et avance même l’argent pour les acheteurs publics. Les services du ministère, l’apprenant, chipent ses coordonnées et passent leur propre commande… Avant que le préfet ne rafle tout en faisant intervenir l’armée, le 5 avril, sur le tarmac de l’aéroport de Bâle-Mulhouse-Fribourg. « C’est dingue ! La collectivité a fait tout le travail. Puis le ministère est arrivé, a piqué notre boulot et notre cargaison ! » La cellule interministérielle de crise assume : « Les soignants sont prioritaires. Si c’était à refaire, on le referait. » L’intermédiaire, choqué d’avoir été « traité comme un bandit », confie avoir vécu « les pires instants » de sa vie. Et il reste consterné d’avoir dû affronter autant d’inertie. « Cela me dépasse, on est vraiment mal équipés. J’ai dû faire la banque pour tout le monde, affréter un A340-300 d’Air France dont on a démonté les sièges parce qu’il n’y a pas de fret régulier. J’ai traité avec la DGTA [Direction générale du transport aérien, NDLR], la Draaf, les douanes, la préfecture, les services de l’ambassade… Et personne ne voulait partager les infos, comme si c’était secret ! J’ai réussi à importer 10 millions de masques. Mais, pour se battre, on a besoin de cartouches ! » L’administration ne l’admet toujours pas. « Notre réactivité n’est pas à la hauteur de la crise, déplore Julien Hermann, spécialiste de la vente de matériel médical. Et dans le cas présent, le temps, c’est des morts. »

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